Entretien avec Thierry Pons, chargé de mission Transitions humaines et organisationnelles, Association Trame
Pour le monde agricole, travailler en collectif n’est pas nouveau : dès la fin du XIXᵉ siècle, les premières coopératives et le Crédit Agricole ont vu le jour pour permettre aux agriculteurs de s’adapter aux crises et de mutualiser leurs moyens. Plus d’un siècle plus tard, cette logique reste profondément ancrée : près d’un agriculteur sur deux est aujourd’hui membre d’une Cuma, et de nombreuses initiatives — GIEE, groupes 30 000, réseau Dephy… — témoignent de la force du collectif comme levier pour expérimenter, progresser et relever les défis d’un monde et d’un environnement mouvant.
C’est aussi sur ce socle que s’appuie le programme Fabacéé. Des groupes de 15 à 25 agriculteurs se réunissent pour définir ensemble les leviers d’économies d’énergie, expérimenter de nouvelles pratiques, et progresser ensemble vers un objectif commun et concret : réduire de 15 % leurs consommations énergétiques.
Et si le collectif était un véritable “super-pouvoir” capable d’accompagner la transition écologique et énergétique du secteur agricole ? C’est ce que nous avons exploré avec Thierry Pons du réseau Trame, qui nous partage son expérience et son regard sur la puissance de cet organe puissant, au cœur du fonctionnement du secteur agricole.
Fabacéé : En quoi le collectif peut-il être un super-pouvoir pour accompagner la transition écologique et énergétique du secteur agricole ?
Thierry Pons : "Il n’y a pas qu’une seule réponse à cette question. Pour y répondre, je voudrais vous proposer d'explorer quelques pistes qui pourront nous éclairer. Pour aller vers une transition de leurs pratiques, les agriculteurs ont généralement 4 besoins importants :
Grâce à ces 4 ingrédients, le collectif peut aider chacune des personnes qui le constitue à oser prendre des risques pour sortir de sa zone de confort et aller vers une nouvelle zone : la zone d'apprentissage et d'expérimentation.
Les agriculteurs se retrouvent aujourd’hui face à des défis immenses : réduire les intrants, s’adapter au changement climatique, répondre à la demande sociétale… Quand on est seul, tout cela peut paraître insurmontable. Mais à plusieurs, on change d’échelle : on partage les doutes, on échange des pratiques, on se rassure, on se donne envie et surtout, on progresse plus vite. Historiquement, le développement agricole s'est construit sur tout le mouvement autour de la création des coopératives, de la mutualisation, y compris dans le secteur bancaire avec le crédit agricole. C’est donc un type d’organisation très pertinent pour accompagner la transition des pratiques dans ce secteur.
Le collectif agit comme une force d’entraînement. C’est un espace de respiration, un lieu où l’on prend le temps de discuter, de confronter les points de vue et d’apprendre ensemble.
La transition écologique, ce n’est pas qu’une affaire de techniques ou de solutions toutes faites, c’est aussi une histoire de confiance, de soutien mutuel et de capacité à tester de nouvelles choses.
Le collectif redonne aussi de l’enthousiasme. Plutôt que de vivre les évolutions comme des contraintes imposées de l’extérieur, les agriculteurs s’approprient le changement, parce qu’ils le construisent eux-mêmes, avec leurs pairs."
Fabacéé : Quelle est la “check list” indispensable à cocher pour aboutir à un collectif agricole qui coopère ?
Thierry Pons : "La première rencontre du collectif est primordiale, car chaque individu qui le constitue va arriver avec ses doutes et ses questions : à qui ai-je à faire ? Quelle va être ma place dans le groupe ? Est-ce que je vais être jugé sur ce que je fais ou pas ? Est-ce que je vais être accepté ?
Il est donc essentiel de poser les règles de fonctionnement, ensemble et dans un cadre participatif : comment on va fonctionner ensemble sur la durée ? Qu'est-ce qui nous semble important ? Est-ce qu'il y a une règle de confidentialité ? Cette phase est très importante au départ du groupe.
Il faut aussi apprendre à s'affronter, se confronter, mais toujours de façon bienveillante. Avoir conscience de ses différences, savoir qu’on a pas forcément les mêmes cadres de référence, les mêmes compétences ni les mêmes expériences, mais que les confronter va permettre au groupe et aux individus qui le constitue de s'enrichir. Cette manière de fonctionner ensemble va amener plus de complicité dans le groupe.
Vient alors la confiance : elle ne se décrète pas, elle se construit. Cela passe par la transparence, l’écoute, la reconnaissance de la parole de chacun. Quand on ose dire ses difficultés sans peur d’être jugé, alors le collectif devient un vrai soutien.
Ensuite, il faut un objectif clair et partagé. Si chacun vient avec sa propre idée et qu’on ne prend pas le temps de se mettre d’accord, on ne va pas tenir longtemps. Pour parvenir à la mobilisation du groupe, un des premiers leviers est la clarté et le sens des buts visés. Même s’il peut se traduire de différente manière en fonction des individus, il faut qu’il soit le même pour la totalité du groupe. Par exemple, dans le cas de Fabacéé, le but du programme est d’économiser 15% des consommations d’énergie. Pour certains le sens derrière cet objectif va être de réduire le montant d’une facture, pour d’autres cela va être de bénéficier des expériences des autres pour accompagner un changement de pratique, de sortir de sa ferme pour aller à la rencontre des autres agriculteurs...
Il est aussi important de définir les règles de la gouvernance : comment on décide, comment on répartit les rôles, qui anime. Le rôle de l’animateur est crucial : il donne le rythme, relance les échanges, et veille à ce que chacun trouve sa place.
La convivialité est tout aussi importante. Partager un repas, prendre le temps de se connaître, ce sont des choses qui peuvent paraître secondaires mais qui sont fondamentales. C’est ce qui crée du lien humain, et sans lien humain, il n’y a pas de coopération durable.
Enfin, je souhaite souligner l’importance d’une posture ouverte. Il faut accepter l’expérimentation, accepter que tout ne marche pas du premier coup. Dans un collectif, l’erreur n’est pas une faute, c’est une étape de l’apprentissage.
Si on a ces ingrédients-là, on a de fortes chances d'avoir un super pouvoir de cohésion dans le groupe. Où la confiance va s'établir, où on n'aura pas peur de partager ses chiffres. On n'aura pas peur d'avoir une idée différente de celui qui vient de parler et justement de savoir parler de ces différences et de trouver qu’il est finalement bien riche de les confronter."
Fabacéé : Pourriez-vous nous partager un exemple inspirant de co-construction réussie dans le cadre d’un collectif agricole ?
Thierry Pons : "Depuis la création de Trame, notre cœur d’activité est d’accompagner des collectifs d'agriculteurs. Cela a pris des formes différentes mais on l'a retrouvé avec notamment les GIEE/ 30 000, dans lesquels les agriculteurs travaillent sur la réduction des produits phytos, avec in fine la grande ambition de la recherche de plus d'autonomie. Nous avons ainsi pu assister à la co-construction de nouveaux systèmes de production entre agriculteurs : un agriculteur présente son système de production, les autres sont là pour écouter pour ensuite travailler ensemble collectivement sur la mise en place de nouveaux systèmes de production qui nécessitent moins de phytos ou encore qui laissent une meilleure place aux couverts végétaux. Il n'y a pas de structuration juridique mais malgré tout, les membres savent qu'ils s'engagent sur la durée, qu'ils vont réfléchir et trouver des solutions ensemble et qu'ils vont voir les progrès de chacun. Et ce qu’il est très intéressant de constater c’est que dans ce type de groupe, même les agriculteurs plus pointus et les plus avancés, progressent aussi, cela a été mesuré régulièrement. Donc, chacun a quelque chose à y gagner.
Parmi les collectifs qui m’ont le plus inspiré, il y a ceux qui ont mis au cœur de leurs actions la notion d'interdépendance.
On y trouve des solutions où on va travailler à plusieurs pour atteindre un objectif qu'on ne parvient pas à atteindre tout seul. Par exemple, nous avons accompagné une Cuma dans la mise en place d’une unité de séchage de foin à Pontarlier, dans le Jura. Les producteurs membres du collectif ne pouvaient pas faire d’ensilage car ils étaient localisés sur l’AOP Comté, mais ils voulaient améliorer leur autonomie, notamment en production de protéines. Ils se sont ainsi rapprochés de la centrale d'incinération de Pontarlier pour procéder au séchage de leur foin. Ils ont associé à leur démarche des agroforestiers pour monter ensemble un projet commun : les agriculteurs sèchent leur foin très tôt au printemps, ensuite ce sont les forestiers qui prennent le relais pour fabriquer des pellets, et au coeur de ce système, la centrale d’incinération utilise ses pertes de chaleur à bon escient.
Ce qui est intéressant avec les collectifs, c’est qu’on y voit émerger des solutions qu’on aurait jamais imaginées au départ.
Le collectif est à la fois un accélérateur de changement et un filet de sécurité. C’est ce qui permet de transformer les contraintes en opportunités : quand les agriculteurs sentent qu’ils ne sont pas seuls, qu’ils avancent ensemble, alors tout devient possible.
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